Ambiente Tecnica Società. Rivista digitale fondata da Giorgio Nebbia

L’or noir du Kosovo décide de la vie et de la mort des travailleurs

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Par une chaude journée ensoleillée de la fin du mois d’août 2018, Ismail Musliu pénètre dans les ténèbres. Les ténèbres de la chau­dière : c’est le nom que l’on donne à ce nou­veau bâtiment de la centrale thermique Ko­sovo B, où l’on brûle le charbon. La centrale Kosovo B permet de fournir du chauffage à toute la ville de Pristina, située à 10 km de là. C’est la capitale du Kosovo, le plus jeune des États d’Europe mais aussi, avec 1,8 million d’habitants, l’un des plus petits. Il est 13 h 30 et notre homme entame son dernier circuit de la journée dans la chaudière. Il doit vérifier une fois encore que tout se passe bien. Il passe à proximité des broyeurs à charbon et des chaudrons où la température atteint 500 °C. Ici et là, des étincelles jaillissent et l’installa­tion fait un bruit de tonnerre. L’ascenseur le conduit 61 mètres plus haut, où il se retrouve enveloppé dans une chaleur suffocante : la température ambiante grimpe jusqu’à 40°. La poussière colle à son T-shirt en coton délavé, de couleur grisâtre, mais qui arbore le logo de la société qui l’emploie : KEK. La poussière pé­nètre dans ses yeux, son nez et sa bouche. De fines particules noires de charbon. Ismail ne porte pas de manches longues, ni de masque, de lunettes ou de protège-oreilles. Il descend à pied les escaliers métalliques grillagés. Il ne porte pas de gants et il prend garde à ne pas se tenir à la rampe pour éviter que les paumes de ses mains ne deviennent complètement noires. À chaque niveau, il jette un coup d’oeil dans les tuyaux, vérifie qu’il n’y a pas de fuite, examine attentivement les soupapes, contrôle qu’aucune réparation n’est nécessaire. Ce contrôle est indispensable : toute l’installa­tion devrait être rénovée. Elle est utilisée depuis qu’il est entré au service de la KEK, c’est-à-dire depuis 35 ans.

Ismail Musliu est né en 1954. Ce tech­nicien, qui devrait prendre sa retraite dans moins d’un an, travaille pour la plus impor­tante entreprise publique du pays, la Kosovo Energy Company (KEK). La KEK exploite une mine de charbon à ciel ouvert et des centrales thermiques, dénommées Kosovo A et Kosovo B, qui produisent 98 % de l’énergie du Kosovo. Elles utilisent du lignite, le plus médiocre des charbons mais aussi le meilleur marché, et qui est également considéré comme le com­bustible fossile le plus polluant. Avec des réserves estimées à quatorze milliards de tonnes, le petit État balkanique occupe la cin­quième place mondiale.

“S’agit-il d’une malédiction ou d’une bénédiction pour le Kosovo ?”, se demande Ismail. Toutefois, lorsqu’il repense à sa carrière professionnelle, il est satisfait, car il l’a passée dans une entreprise offrant des salaires généreux et parce qu’il va partir à la retraite en étant encore en bonne santé. Dans le troisième pays le plus pauvre d’Europe, où le taux de chômage est de 26,5 % et l’espé­rance de vie de 69 ans pour les hommes, ce n’est pas un mince exploit.

À 15 heures, les travailleurs de la KEK montent dans les bus qui les ramènent à la maison. Ismail a revêtu une chemise bleue propre et un pantalon gris. Il n’y a pas d’air conditionné dans le bus et le chauffeur conduit portes ouvertes pour que les travail­leurs puissent jouir d’un peu de fraîcheur. Naguère, le service de transport était fourni par l’entreprise, tout comme les repas et les services de santé, mais ils ont été privatisés. Ils sont devenus plus chers et de moins bonne qualité. Le parc des véhicules a vieilli, la qua­lité de la nourriture se dégrade et le niveau des dépenses médicales est désormais fixé par les compagnies d’assurances.

Le bus parcourt la périphérie de Pristina. La route est bordée de champs de blé, d’habi­tations familiales inachevées, de show-rooms de concessionnaires automobiles, de pompes à essence et de détritus épars. À l’entrée du bus, un panneau porte l’inscription : “Oh, Allah, sauve-moi, ainsi que tous les travailleurs qui pénètrent dans cet autobus, qui y voyagent et qui le quittent.” Après une demi-heure de trajet, Ismail descend du bus pour rejoindre sa coquette demeure, située sur la colline. L’intérieur de la maison, construite en 1997, est lumineux et serein. Nous sommes loin de l’usine, aussi loin de la pollution que possible. Plus près de la centrale, là où Ismail vivait autrefois avec sa famille, la poussière est par­tout. En hiver, la neige devient boueuse et il est impossible de sécher son linge à l’extérieur. Le matin, il faut essuyer les meubles, mais lorsque la nuit tombe, une couche sombre les recouvre à nouveau. Comme il n’y avait pas moyen de combattre la poussière, la famille a décidé de quitter les lieux.

Ismail a eu quatre enfants, qui sont adultes à présent, et il n’aimerait pas que l’un d’entre eux aille travailler pour la KEK. “Moi, je n’avais pas d’autre choix, mais c’est un travail difficile et dangereux”, explique-t-il. Lorsqu’il se lave, à la maison, l’eau qui s’écoule dans la douche est de couleur sombre. Et lorsqu’il se mouche, une trace noirâtre reste sur son mouchoir. Il en va de même quand il crache. Les particules qu’il respire au travail pénètrent dans les voies respiratoires et se déposent sur les parois des bronches. Les plus fines de ces particules réussissent à pénétrer dans les poumons, d’où il est impossible de les enlever.

Kosovo A – la centrale la plus polluante d’Europe

Quatre des cinq frères Musliu ont travaillé pour la KEK. Aujourd’hui, ils ne sont plus que trois, parce que l’un d’entre eux est décédé il y a quatre ans, à l’âge de 62 ans. Il souffrait d’un cancer. En 2003, ce frère avait eu un grave ac­cident du travail. Alors qu’il travaillait sur un tuyau, il a été frappé par un câble électrique en mouvement et a chuté lourdement sur la tête. La KEK a refusé de payer des indemnités ou de rembourser les frais médicaux. Il a alors poursuivi la société et obtenu 9.000 euros de dédommagements. En arrêt maladie pendant des mois, il n’a perçu qu’un mois de salaire. À l’époque, Ismail a soutenu financièrement son frère. Il a également payé une partie des coûts de chimiothérapie quand celui-ci est tombé malade. Il est convaincu que la maladie de son frère est d’origine professionnelle. Beau­coup de ses collègues sont morts d’un cancer plusieurs années avant d’atteindre l’âge de la retraite et de nombreux autres sont morts juste après. Les travailleurs des centrales ou des mines ne bénéficient pas d’une réduction des années de service nécessaire pour pou­voir partir en retraite plus tôt et ils doivent travailler jusqu’à l’âge de 65 ans. Le person­nel qui travaille dans les bureaux est soumis au même régime que celui qui travaille dans les mines et il n’y a pas de différence entre les hommes et les femmes.

Selon la Banque mondiale, la centrale Kosovo A est la pire source unique de pollution en Europe. Construite en 1962, elle aurait dû, selon le plan énergétique du gouvernement, être fermée en 2017 pour être remplacée par une nouvelle centrale, la New Kosovo Power Plant, à capitaux privés. La nouvelle centrale aurait dû bénéficier du soutien financier de la Banque mondiale, soucieuse de promouvoir une énergie propre. Les plans de fermeture de la centrale Kosovo A et l’ouverture de nou­velles installations ont été reportés à 2025, mais les travaux de construction n’ont pas encore commencé et il semble que personne, en dehors des milieux gouvernementaux ou de la direction de KEK, ne pense que cette échéance soit réaliste.

Dans son rapport de 2016, l’organisa­tion européenne à but non lucratif HEAL (The Health and Environment Alliance) relève que les centrales électriques au charbon émettent des milliers de tonnes de particules qui pol­luent l’atmosphère et qui entraînent des dé­penses médicales dont le coût se situe entre 144 et 352 millions d’euros. L’impact le plus dommageable pour la santé est lié aux concen­trations élevées de particules en suspension de type PM2,5. Kosovo A et B émettent les quantités les plus élevées de particules PM2,5 en Europe, avec des émissions qui sont jusqu’à quatre fois plus importantes que dans la plu­part des centrales au charbon des Balkans. On a également estimé que la pollution atmos­phérique provoque chaque année 852 décès prématurés, 318 nouveaux cas de bronchite chronique, 605 hospitalisations et 11.900 exa­mens dans les services d’urgence médicale. Le nombre des travailleurs de KEK tombés malades au cours de ces décennies est inconnu parce qu’aucun relevé statistique n’existe.

Les travailleurs dépourvus d’assurance santé

Jusqu’en 2013, les travailleurs n’avaient pas d’assurance santé et aucune indemnité ne leur était versée en cas d’accident du travail. Ils ne bénéficiaient pas non plus de congés de maladie et devaient payer de leur poche leurs dépenses médicales. “Vous attrapiez un can­cer et le syndicat vous apportait 5 kg de sucre, 1 kg de café et c’était tout. Vous deveniez un cas relevant de l’aide sociale”, explique Rafet Osmani, représentant syndical au sein de l’entreprise. Même en cas de décès à la suite d’un accident du travail, l’entreprise ne payait rien. À titre de compensation, la coutume voulait que l’on engage un autre membre de la famille du défunt. Aujourd’hui, si un tra­vailleur meurt au travail, la famille touche 25.000 euros. En cas d’accident du travail, le travailleur perçoit 70 % du salaire pendant les 190 jours du congé de maladie. Et si quelqu’un tombe malade, seuls les 21 premiers jours de son congé de maladie seront payés, à moins que le travailleur ne puisse s’adresser à l’assu­rance santé pour évaluer son état et avoir ain­si la chance de percevoir 40 % de son salaire pendant une période plus longue.

Le Kosovo ne dispose pas de liste des maladies professionnelles. Il est dès lors im­possible d’établir si une maladie a été causée par une exposition subie sur le lieu de tra­vail. Tous les décès sont considérés comme des morts naturelles, et non des décès liés à l’activité professionnelle. Pourtant, aucun doute n’est possible quand il s’agit de la KEK : un nombre bien trop élevé de ses travailleurs sont morts en raison d’une maladie des voies respiratoires – cancer du poumon, cancer de la gorge, cancer de l’oesophage.

“Environ 70 % des travailleurs réus­sissent à prendre leur retraite, les autres meurent avant d’atteindre les 65 ans. Et beau­coup meurent dans l’année qui suit leur dé­part à la retraite”, explique Osmani.

Outre les risques pour la santé – expo­sition à des gaz, à la poussière, aux vibra­tions des machines et au bruit – le principal problème de la KEK est la pénurie de main-d’oeuvre. “L’âge de nos travailleurs et l’âge de notre équipement, voilà notre problème”, souligne Osmani. Le syndicat estime que sur le total des 4.225 travailleurs qui sont em­ployés par l’entreprise, chaque année de 250 à 300 travailleurs prennent leur retraite ; la moyenne d’âge du personnel est de 57 ans. Le syndicat estime que l’entreprise manque d’au moins 1.000 travailleurs.

“Mais le gouvernement ne permet pas de nouveaux engagements et cela même si la KEK est l’entreprise la plus rentable du pays. Bon nombre des membres de la direction pos­sèdent leur propre entreprise privée, ou alors ils ont des liens avec des propriétaires d’entre­prises privées. “Au lieu d’employer de nouveaux travailleurs, la KEK sous-traite des emplois à ces entreprises. En raison de la pénurie de main-d’oeuvre, les travailleurs doivent assurer plusieurs postes à la fois. Comme ils n’ont pas reçu une formation adéquate pour les diffé­rentes tâches qu’ils remplissent, ils s’exposent à des risques importants pour leur sécurité”, explique Osmani, qui est également inspec­teur du travail à la KEK.

Une baisse spectaculaire des accidents du travail

Notre entretien se déroule dans l’immeuble de l’Institut pour la médecine du travail, dont la construction avait été financée par la KEK et qui appartenait à l’entreprise. C’est là que les travailleurs devaient se rendre pour leur visite médicale régulière de contrôle. Aujourd’hui, cet institut a été privatisé, les contrôles mé­dicaux sont devenus payants et les couloirs se sont vidés. Médecins et infirmières tuent le temps devant l’entrée en attendant la fin de leur journée de travail. “Nous avions cin­quante patients par jour qui venaient pour les examens médicaux. Ils n’étaient pas autorisés à retourner au travail sans une attestation écrite confirmant qu’ils avaient passé leur contrôle médical. Si quelqu’un devait changer de poste de travail, nous formulions une re­commandation en ce sens, ou nous attirions l’attention sur tel ou tel point, le cas échéant. Notre service fonctionnait en permanence. Si quoi que ce soit arrivait à l’un des travailleurs, nous pouvions intervenir immédiatement. À présent, il n’y a pratiquement plus personne ici parce que nous ne faisons plus partie de la KEK, même si nous sommes les seuls spécia­listes disponibles en matière de médecine du travail. Notre service de nuit a été supprimé depuis deux ans parce que la KEK a cessé de nous payer. Notre contrat pour des examens médicaux réguliers est venu à expiration il y a près de trois mois, et il n’a toujours pas été renouvelé. Aucun contrat n’a été signé, ni avec nous ni avec personne d’autre, et cela alors même que la loi impose que les travailleurs subissent ces examens médicaux”, explique le docteur Rexhep Kaquri, qui dirige l’institut.

Malgré tout, la situation s’améliore quelque peu. “En 2004, 380 accidents du tra­vail avaient été enregistrés au sein de la KEK.

En 2007 le chiffre était encore de 386 et en 2011, il était tombé à 19. En 2017, enfin, on n’a enregistré que 7 accidents. Entre 1999 et 2007, pas moins de 43 accidents du travail mortels ont été dénombrés. Aujourd’hui, on n’en relève pratiquement plus aucun. Le nombre des acci­dents du travail a baissé parce que nous avons commencé à mettre en place de manière plus intensive des formations en matière de sécu­rité et de santé au travail. Ces formations sont d’ailleurs devenues obligatoires en 2011. La fourniture de tenues de protection s’est éga­lement améliorée et les contrôles internes de sécurité et de santé au travail ont été renfor­cés”, explique Bekim Sadiku, un expert du service chargé de la sécurité au travail, de la prévention des incendies et de la protection de la santé au sein de la KEK. En revanche, pour­suit-il, s’agissant des travailleurs qui tombent malades à cause de leur travail, il n’existe aucune estimation, et personne ne semble se soucier de cette question.

“Si le Kosovo était membre de l’Union européenne, nous devrions fermer les deux centrales. Les limites imposées par les normes de l’UE en matière d’émissions de poussière sont fixées à 50 mg et ici, elles atteignent par­fois 200 mg, et peuvent même aller jusqu’à 2000 mg”, confie Sadiku. Les émissions de poussière ont décru grâce aux filtres installés sur les cheminées de la centrale Kosovo A en 2013. En outre, la poussière de charbon est à présent évacuée par un système hydraulique alors que précédemment elle était dispersée dans l’atmosphère.

Les particules de poussière de charbon inhalées durant l’enfance peuvent provoquer des maladies à l’âge adulte. Fatmir et Fitim Mexhuani ont été entourés de poussière leur vie durant, même s’ils ont tous deux cherché à y échapper. Ils ont grandi dans une maison avec vue sur Kosovo A. La vieille centrale était leur voisin le plus proche. Fatim raconte qu’il avait honte de se rendre à Pristina quand il était enfant. Les semelles de ses chaussures étaient toujours noires et, dans la capitale, on l’appelait le “gamin poussiéreux”. Fatmir et Fitim sont cousins : fils de deux des cinq frères qui étaient tous employés par la KEK. Quatre d’entre eux sont morts à la cinquantaine, et ce fut notamment le cas de leurs pères : l’un est mort d’une intoxication au gaz, l’autre d’un cancer. “Notre famille a payé leurs frais médicaux”, racontent-ils. Une cinquantaine de membres de leur famille étendue vivaient dans cette région. Aujourd’hui, il n’y a plus personne, ils sont tous partis. À cause de la pollution et de la poussière, disent-ils.

Nous les avons rencontrés lorsque, après leur journée de travail à la KEK, ils étaient venus visiter la maison abandonnée avec les pommiers chargés de fruits mûrs dans le jardin. Fitim (45 ans) a été le dernier à partir il y a un an et demi. Fatmir (57 ans) vit depuis longtemps à Priština. Nous leur avons demandé de nous parler de leur vie de travailleurs à la KEK. Un long silence a suivi. On pouvait entendre chanter les coqs. Lentement, ils ont secoué les épaules pour répondre. Sont-ils préoccupés par leur santé ? “Oui, bien entendu. Nous craignons que la destinée de nos pères ne soit aussi la nôtre”, ont-ils répondu tous deux, sans la moindre hésitation. “La KEK accorde 0 % d’attention à notre santé”, ajoute Fitim, sans montrer de la colère à ce sujet. Tout se passe comme si l’un et l’autre avaient accepté leur destinée. Ils ont fait ce qu’ils ont pu et ils se sont éloignés, mais ils n’ont pas pu quitter leur travail.

La colline de cendres

À seulement une minute de chez eux et de la cheminée de la centrale, Esat Selimi (48 ans) vit dans un cadre verdoyant. Une pelouse soi­gneusement taillée, des pins, le chant des oi­seaux. Son poste de travail est la seule partie de cet environnement qui évoque une nature authentique. Esat est chargé de prendre soin des abords de la KEK. La Banque mondiale a contribué à créer ce nouveau département. “Il n’y a pas mieux à la KEK”, explique-t-il. Son visage semble plus rose et il a meilleure mine que les autres travailleurs que nous avons rencontrés. Lorsqu’il travaillait dans la mine, il lui fallait des semaines simplement pour se débarrasser de la poussière logée dans son nez. Il y a dix ans, lorsque le nouveau dépar­tement a été créé, il a posé sa candidature pour un transfert immédiat. Du même coup, il a perdu 200 euros de salaire, mais cela lui est égal. Il savait que la perspective de rester en bonne santé avait bien plus de valeur. Esat a grandi et vit toujours à Krushevac, un vil­lage situé tout près de la centrale. Pendant des décennies, les cendres provenant de la KEK se sont déposées près de sa maison et là où, précédemment, il n’y avait qu’une plaine, est apparue une Kodra e Hirit (une colline de cendres), comme les autochtones l’ont sur­nommée. Les cendres voltigeaient dans l’air aux alentours et continuaient à polluer un environnement déjà très dégradé.

La Kodra e Hirit a finalement fait l’objet d’un assainissement et a été transformée en es­pace vert. C’est précisément là qu’Esat travaille.

Un jour plus tôt, nous avions rencontré la direction de la KEK à Pristina, et nous avions interrogé le directeur par intérim, Njazi Thaqi, à propos du nombre croissant de travailleurs qui souffraient d’un cancer. Il nous avait ré­pondu que le cancer était répandu partout au Kosovo. Il ne l’attribuait pas à la KEK mais aux bombardements subis par la région pendant la guerre. Beaucoup de gens au Kosovo croient que les maladies cancéreuses sont en grande partie la conséquence des bombardements aé­riens de l’OTAN en 1999, lorsque de l’uranium appauvri avait été utilisé.

Nous avons demandé à Esat son avis sur la question. Il s’est immédiatement emporté. “Ce n’est pas vrai. Je sais qu’il y a des can­cers partout, mais il y en a beaucoup plus ici”, explique-t-il. “L’an dernier, deux de mes collè­gues sont morts du cancer alors qu’ils avaient la cinquantaine. Mon père est mort d’un can­cer de la gorge. Il était tout à fait convaincu que ce cancer était imputable à la KEK, parce qu’il vivait à proximité et parce qu’il avait travaillé pour la centrale pendant quarante ans ; de plus, il n’y avait pas d’antécédents de cancer dans notre famille. Mon oncle pa­ternel est également mort du cancer, et lui aussi y travaillait. Dans mon village, il n’y a qu’une vingtaine de maisons habitées et on dénombre cinquante personnes qui souffrent du cancer. Beaucoup d’entre elles travaillent ou ont travaillé pour la KEK, en particulier dans les générations les plus anciennes, mais d’autres vivent à proximité, ce qui revient à peu près au même. Ce n’est que lorsque je suis loin d’ici que je peux respirer un air pur. Com­ment tout cela pourrait-il avoir été causé par la guerre ?”

Son frère, Sherif Selimi (41 ans), qui a également passé toute sa vie à Krushevac, ai­merait trouver du travail à la centrale. Lorsque son père, qui travaillait pour la KEK, est tombé malade, atteint d’un cancer, Sherif a espéré y obtenir un emploi. C’était autrefois la pratique habituelle, mais ce n’est plus le cas.

Son épouse Valbona (40 ans) souffre d’un cancer du sein et d’un cancer de la peau. On a diagnostiqué une bronchite chez leur fils quand il avait deux ans. Les parents sont convaincus l’un et l’autre que tout cela est dû à la pollution. “L’air que nous respirons, la terre qui nous donne des aliments et l’eau que nous buvons, tout est pollué”, affirment-ils. Sherif nous montre une vidéo qu’il a fait de Kosovo A sur son téléphone. La fumée sortant de la cheminée est noire, mais aujourd’hui, depuis que des filtres ont été installés, elle est deve­nue plus légère. “Le week-end, ils désactivent les filtres pour réduire les frais. Vous voyez comme la fumée est noire ? Voilà l’explication. Et à ce moment-là, il y a bien plus de pous­sière et l’odeur s’accentue également. C’est un désastre ! Un désastre !”, dit-il avec colère.

La direction de la KEK affirme pourtant que les filtres fonctionnent en continu et qu’il n’est pas simple de les désactiver sans inter­rompre l’ensemble de la production. Mais Sherif n’est pas convaincu. Sa famille et lui-même quitteraient en moins de deux heures ce lieu où ils sont nés, si seulement ils avaient un endroit où aller, affirme-t-il. “Et comme nous ne pouvons pas partir, alors travailler à la KEK constitue encore la meilleure option. Ce travail nous tue, mais nous en dépendons”, conclut Sherif.

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